Bénédicte HEIM

Née en 1970 à Strasbourg.
Professeur de français
dans un collège de banlieue parisienne.

LE SITE DE BENEDICTE HEIM : Livres-addict
Ecoutez Bénédicte sur le Podcast d’ADK : Ici
Dossier de presse

Chroniques de l’antimonde

Bénédicte Heim au cœur de la violence

En 153 pages sans aucune ponctuation, rythmées par une tension ininterrompue qui empêche de reprendre son souffle un seul instant, Bénédicte Heim nous plonge au cœur d’un enfer psychologique dans un noir total, sans aucun espoir de lumière, celui d’un enfant mal aimé par son père qui hurle en silence son inamour, un cri dans la nuit, vers qui pourra l’entendre. Le silence lui répond.

Ce récit du désespoir qui crie la bouche fermée semble rassembler tous les écrits antérieurs de Bénédicte Heim, dont l’œuvre abondante (vingt livres), quoique abordant des sujets variés, tourne autour de la violence et de la terreur de la chute sans fin, une chute qu’on cherche vainement à enrayer, en se demandant à tout instant si l’on va y parvenir. Comme une aspiration inexorable dans un puit de gravitation psychologique alors que l’on s’accroche visuellement à une lumière du jour qui semble s’éloigner à mesure que la force de gravité l’emporte sur la résistance dérisoire de la personne. Les corps crient sous la pression des forces, les corps sont malmenés, torturés, retournés, et la femme qui les habite est brinquebalée à travers des marées gravitationnelles d’une puissance qui semble sans limite. Des marques apparaissent sur les peaux, ce qu’il en reste, et le vocabulaire de cette œuvre est sans cesse truffée de termes qui disent l’offense nécessaire sur le corps et la peau, un besoin de douleur physique.

Dans Nues (2010), ce besoin de douleur est exprimé très clairement. Les mots « besoin de douleur » apparaissent deux fois en trois pages : « acquiescer aux mauvais traitements. Ce besoin de douleur. Être frappée pour lisser les engorgements, pour percer les boursouflures » (Nues, p. 30). Être frappée. Car la femme qui parle « a toujours eu ce besoin d’avoir mal, de se faire mal, un peu plus qu’il n’est recommandable » (Nues, p. 58). Cela doit être une vraie douleur, pas une « douleur d’apparat », il faut « tailler dans le vif du corps (…), tordre la chair jusqu’à ce qu’elle crie silencieusement » (Nues, p. 58, nos italiques). Aller jusqu’à l’extrême est nécessaire, vital même, car « ce qui fait mal ne ment pas » (Nues, p.59). Le corps doit être maté et cravaché (Nues, p. 123), « claquée, l’existence résonnait mieux » (Nues, p. 27). Quand un air très froid agresse la peau nue, « c’est presque une douleur mais elle s’en réjouit » (Nues, p. 124). Mais pourquoi tout cela ?

Une réponse apparaît quand Nina expose « son corps de crucifiée » et devient une « icône christique » (Nues, p. 129). Cette référence à la passion du Christ est répétée sous une forme différente à la fin du livre, la soumission étant présentée comme une « leçon d’humilité ». Ainsi « si on se penche, ce n’est pas soumission, surtout pas, ce n’est pas renoncement, c’est la noble courbure, l’appel radiant, le jusant de la prière » (Nues, p. 233). La demande de douleur prend ici une signification particulière, celle de créer un « état qui ne s’atteint que dans l’amour extrême » (p. 59), et cet état est l’ultima ratio d’un corps « tendu sur le fil de la douleur ». Ainsi ce processus de douleur conduit à une « assomption » (Nues, p. 127). Le corps doit sans cesse endurer des contraintes qui le gainent, le cerclent, le marquent, l’attaquent. Cravache, fouet, froid, peau nue, « le givre qui lui griffe la peau » (Corps de cavale, p. 93). Tout y passe dans un déluge d’agressions corporelles qui vont, à la fin, permettre à la femme qui s’y livre d’atteindre un état second. Tout est dit clairement par Bénédicte Heim : « en elle la douleur rejoint l’extase » (Nues, p. 106). Dans deux pages d’une écriture très forte et radicale dont la violence même cherche à saisir cet état d’extase dans la douleur, deux pages qui rendent parfaitement cette impression d’oblation radicale, on comprend que l’on se trouve bien dans une « démarche sacrificielle » dans laquelle la femme « se dispose sur l’autel, livre son corps [en] rite propitiatoire pour apaiser le courroux divin ». En cela, Bénédicte Heim, plus clairement encore que dans L’Inamour, explicitant parfaitement les ressorts psychologiques de L’Inamour, les cris de Constantin, plonge, sans hésitation, avec courage et détermination, sans faiblir, sans faillir, en se donnant totalement dans son écriture qui la dirige, comme embarquée dans un mouvement de traversée des enfers « au plus près du carnage » (Je suis l’autre moitié de ton péché, p. 87), plonge dans l’épicentre du mal, au cœur de la violence.

Ainsi se découvre un projet mystique dans les récits de Bénédicte Heim, au-delà de la variété de leurs situations particulières. Ce projet se révèle dans la souffrance recherché sur le corps physique, comme si ce corps « devait payer une obscure dette » (Nues, p. 59), la dette de quoi ? Constantin le dit peut-être parfaitement dès l’entrée de L’Inamour : « papa crie maman lui montre son dos (…) papa dit que je lui fais honte (…) papa aime les empereurs (…) je ne suis pas un empereur » (L’Inamour, p. 7-8). Et Constantin comprend que, pour son père « Constantin c’est ma croix » (p. 9). La mort apparaît comme la seule issue à cette destinée écrite : « c’est parce que papa veut que je sois comme Ambre, une fille modèle, qu’il (…) veut me faire mourir » (p. 74) et finalement il sait que son père sera toujours désespéré par lui, et qu’il ne reste plus rien à faire que disparaître pour que, enfin, la malédiction soit levée, que son père puisse revivre puisque lui, Constantin, le mortifie. Cette dialectique entre la vie recherchée et la mort subie à tout instant traverse et irrigue constamment L’Inamour mais, pourrait-on dire, l’ensemble de l’œuvre de Bénédicte Heim. Mano (la sœur de Constantin) mourra à la fin de L’Inamour. Le père, à son tour, meurt dans Tu n’es plus ce bolide qui fonce dans le noir (2020) car « la mer boucle sur la mort » (p. 9). Le père, dont la force semblait sans limite, sans frein, sans obstacle, toute puissante, parfaitement exprimée en ces termes « ton père, tu mesures sa force dénoncée, il tenait ferme la corde du cerf-volant » (Tu n’es plus ce bolide, p. 10). Et c’est, ce sera, la « fin de la tuberculeuse histoire » (id, p. 43).

Évidemment, une telle danse frénétique, une telle transe entre la vie et la mort n’est pas sans effet sur la vie elle-même. La narratrice de Tu n’es plus ce bolide qui fonce dans le noir s’en rend compte lorsqu’elle comprend que, à travers les hommes qui la maltraitent (ou dont elle voudrait qu’ils la maltraitent), elle cherche en vain son père : « ton père, ne te mens pas, tous les jours tu rêves de rencontrer un homme qui ait la puissance et l’amplitude nécessaires pour t’emporter comme il l’a fait » (Tu n’es plus ce bolide, p. 43). Il s’agira alors de devenir, pour cet homme, « garce, comme il la veut » (id, p. 43), se réduisant à un vagin pour recevoir les « grains de foutre ». À nouveau résonne l’expiation de la faute initiale, de la dette jamais remise : « se disait victime expiatoire, girardienne icône, Isaac sous le couteau, et se tenait, Abraham et Dieu vengeur, sacrificateur sacrifié, la lame et le sang versé » (id, p. 117). Le feu qui brûle dans le corps et qui brûle le corps ne cesse jamais de réclamer son dû, de recevoir des cendres, une attente insatiable, car « le feu, [elle] l’aime l’avoir entre les jambes » (Corps de cavale, p. 73), elle est « resserrée autour d’une unique combustion » (Corps de cavale, p. 20). Alors se déclenche à l’improviste, tel le tuchè des tragédies grecques, la « grande faim qui fut déposée en [soi] le jour de [la] rencontre » avec l’homme cherché, celui qui va permettre de nourrir le loup de René Char, une « déflagration », une « grande faim qui ne s’épuise pas » (Corps de cavale, p. 116), une « faim dévorante » (Tu ne mourras pas, p. 145). Car justement, cette faim conduit à une errance sans fin, des corps de cavale comme l’indique le titre du roman, car « les bêtes ont besoin de ravitailler les bêtes. C’est sans pardon » (Tu n’es plus ce bolide, p. 13). Il va s’agir de « multiplier l’amour pour multiplier l’amour » (Corps de cavale, p. 64) car le « partage des corps et des questions » participe de cette danse frénétique qui tournoie autour de la figure du père. Comment parvenir à être maltraitée, fouettée, sanglée, frappée, torturée (je reprends à dessein le vocabulaire de Bénédicte Heim) par l’homme que l’on veut aimer et qui doit aussi incarner le fantôme du père ? Comment concilier la demande de crucifixion et le désir d’amour ? Comment parvenir à se sortir sans trop de casse d’une relation amoureuse marquée puis meurtrie par l’attente d’offenses physiques. Comment se tenir « au centre de l’autel » (Corps de cavale, p. 73) du sacrifice et désirer en même temps être caressée et non fouettée : « vous avez des corps caressés : vous faites partie de l’aristocratie » (Corps de cavale, p. 72).

Comment briser ce cercle infernal, sinon en en trouvant la faille qui en est à l’origine, la « faille générée par l’échancrure première » (Nues, p. 105), la « blessure en elle qui lancine » (Je suis l’autre moitié de ton péché, p. 33). Cette faille douloureuse est aussi le lieu du salut, « l’encoche par où [on peut] entrer en contact et communier avec l’inouï » (Nues, p. 105). La narratrice cherche à chaque fois la joie, une recréation (Nues, p. 43), une épiphanie (Nues, p. 102) mais le mystère de la répétition traumatique résiste. La narratrice espère trouver « l’autre moitié de son péché » et expier avec lui et par lui ce qu’elle pense qui lui permettra de revenir à la vie : « je me jetais en lui comme en Dieu » (Je suis l’autre moitié de ton péché, p. 52), alors des forces telluriques d’une amplitude effrayante surgissaient entre eux, et ils se consumaient jusqu’à épuisement et l’envie de recommencer car la boîte de Pandore avait été ouverte (Je suis l’autre moitié de ton péché, p. 79).

Dans une intuition saisissante, qui rejoint celle de Dominique Aury dans sa préface à Retour à Roissy quand elle réfléchit à l’acte de création d’Histoire d’O, Bénédicte Heim imagine que nous sommes les « geôliers de nous-mêmes » (Je suis l’autre moitié de ton péché, p. 89). Dès lors, la voie est claire, il va s’agir de se libérer, de « s’arracher cette écharde du cœur » (Je suis l’autre moitié de ton péché, p. 87) pour que, à son tour, elle puisse dire « je n’ai pas sombré. J’en suis ressorti » (Je suis l’autre moitié de ton péché, p. 86). Et finalement apparaît en pleine lumière le projet mystique de Bénédicte Heim, « une articulation avec le divin. C’est cela que je cherche, c’est la jonction qu’éperdument je traque » (Je suis l’autre moitié de ton péché, p. 121). À la fin, « il n’y a plus que la prière (…) le chemin le plus direct vers Dieu » (Je suis l’autre moitié de ton péché, p. 125).

À un moment, le chemin de la narratrice croise celui d’un homme et ce croisement l’a aidé à recouvrer son âme perdue, « notre voie, notre chemin de lumière » (Je suis l’autre moitié de ton péché, p. 92). Mais la grâce ne dure pas, car les loups et les louves ont faim, ont toujours faim, en tant qu’ils sont loups et louves. Comme l’écrit de manière transparente Bénédicte Heim, la faim est dévorante (Tu ne mourras pas, p. 145). La tradition religieuse et la littérature biblique connaissent bien ce phénomène. Ce qui dévore s’appelle une idole. Une idole ne cesse de réclamer sa nourriture, et on ne peut cesser d’y sacrifier, en donnant toujours davantage, en étant de plus en plus dévoré. Contrer la puissance d’une idole nécessite une autre puissance, qui agit autrement. Cette puissance est intuitivement trouvée dans le récit qui la cite en évoquant un autre sacrifice que celui fait aux idoles, un sacrifice fait au Dieu d’Abraham, qui ne veut pas la mort d’Isaac.

Aussi, en contemplant le tableau du Portement de Croix de Jérôme Bosch, le détail qui présente le visage du Christ entouré des faciès grimaçants des têtes mystérieuses qui hurlent chacune de façon différente mais toutes dans le même sens d’une douleur transformée en haine mortifère, il me semble intéressant d’imaginer que, par sa plongée au tréfonds du carnage, Bénédicte Heim entreprend une trajectoire mystique qui cherche à traverser les enfers en espérant rencontrer le Christ au cœur de la violence.


Rencontre croisée
entre Maïca SANCONIE et Bénédicte HEIM

le 10 juin 2022 à l’Atelier Galerie


Rencontre croisée
entre Anne Brécart et Bénédicte Heim 

le 2 Avril 2022 à la galerie Frédéric Castaing


Bibliographie
Aux Contrebandiers Éditeur
Avec ses élèves